Un leadership bienveillant n’a pas de sens s’il ne s’assorti pas de la conduite d’une affaire, saine économiquement et donc exigeante. Bien sûr on peut choisir d’être bienveillant par valeur personne, c’est ce que j’essaie d’incarner au quotidien, mais en entreprise cette attitude peut devenir d’une part profondément lénifiante et d’autre part cible de toutes les attaques personnelles et organisationnelle, si elle ne s’assortit pas de l’exigence relationnelle et collective de créer un meilleur « business » pour les parties prenantes.
Il ne suffit pas d’avoir installé un baby-foot et aménager une salle de convivialité sympathique et confortable pour apporter la bienveillance en entreprise même si c’est ce que j’ai effectivement mis en place dans mon entreprise. Disons que c’est tout au plus une condition vaguement nécessaire et pas du tout suffisante à l’expression d’une nouvelle culture et d’un nouveau mindset.
S’il ne suffit d’avoir cumulé dans les murs et la culture une somme de marqueurs pour désigner un leadership bienveillant, de quoi s’agit-il alors ? Personnellement je n’ai pas encore réussi à en donner une définition claire et du reste il ne suffirait pas, à lui seul, à décrire le mindset et les pratiques nécessaire à construire un monde en entreprise meilleur et plus efficace. Pour l’heure, j’ai envie de vous inviter à un voyage, celui d’un aventurier qui cherche une réponse aux défis d’aujourd’hui : une économie mondialisée, des futurs toujours plus imprévisibles, une ambiguïté du contexte (et même à l’intérieur des organisations, par effet miroir) toujours plus indéchiffrable, de nouvelles attentes de la part des parties prenantes au premier rang desquelles les salariés. Les entreprises sont confrontées à l’exigence d’être toujours plus agiles et résilientes face à une concurrence accrue et une perte de sens et de repère qui les rendent fragiles, instables. Les salariés ne s’y retrouvent plus soit parce qu’ils doutent jusqu’à la sécurité de leur emploi qui est le besoin fondamental qui fonde le contrat moral entre l’employeur et le salarié soit parce qu’ils ne voient aucune perspective enthousiasmante.
I. Le défi : créer des avantages concurrentiels durables malgré un engagement en chute libre
Partout on assiste à un effondrement de ce que les hommes politiques et les sociologues aiment à appeler « la valeur travail », c’est-à-dire l’importance du travail dans la vie. Elle a été divisée par deux depuis la fin des années 1980, la part des répondants indiquant que le travail est très important dans leur vie n’étant désormais qu’à peine supérieur à 30% [1]. Les enquêtes Gallup [2] affirment qu’en Europe de l’Ouest désormais seuls 10% des salariés sont engagés dans leur travail et presque 20% sont ouvertement désengagés, malheureux au travail et manifestant des attitudes sabotage à long terme (destruction du travail des engagés). Presque pires sont les statistiques concernant les managers, moins du tiers sont engagés (28%). On comprend donc le problème.
Les entreprises occidentales ont besoin de créer des avantages concurrentiels durables, sans cela elles sont balayées par la concurrence. La technologie est une réponse très imparfaite, même si c’est le choix de beaucoup de leader aujourd’hui car la technologie a encore (quoique de moins en moins) un petit effet wahou, gratifiant à court terme. Le problème de baser sa stratégie sur la technologie est que si elle existe elle est donc copiable et sa valeur disparait dès lors qu’elle devient un standard du marché. La guerre entre Apple, Samsung et Huawei en est une excellente illustration : la course à la nouveauté et aux annonces est devenue frénétique et le prix des terminaux s’effondre dans les 6 mois qui suivent le lancement, la marge n’étant donc garantie que grâce à un succès sans partage sur un court laps de temps. C’est le fameux océan rouge.
L’avantage concurrentiel durable se conquiert sur d’autres territoires : la culture, la relation client et le management. C’est beaucoup long à copier quand cela ne nécessite pas un turn-over des équipes trop radical pour être entrepris. Le capital humain est donc un facteur décisif. Mais encore faut-il avoir des collaborateurs engagés, solidaires et un minimum créatifs.
Voici la définition de l’engagement proposée par Mickael Mangot [3]: « L’engagement et une attitude marqué par la mobilisation simultanée de la tension, de l’énergie, des insectes et de l’identité de la personne dans une activité. L’engagement et à la fois cognitif (l’attention et les pensées), affectif (les émotions), physique (l’énergie), conatif (la motivation) et identitaire (image de soi). L’engagement implique activation physique de présence psychologique. »
II. Le sens comme vecteur d’engagement et de réalisation de soi
Les experts de l’économie comportementale et de l’économie du bonheur, les sociologues, psychologues et neuropsychiatres spécialisés dans la quête du bonheur, nous disent tous la même chose. Plus un individu est riche et éduqué et plus la recherche d’un sens dans son action quotidienne devient centrale. Nos sociétés occidentales sont marquées par une profonde dissolution de la centralité des vecteurs de sens et de bonheur que sont la spiritualité, la famille (et plus généralement les relations interpersonnelles) et la confiance en les institutions. Il ne reste donc que l’action personnelle, généralement accomplie en entreprise, qui nous permet de nous réaliser. Sur ce dernier point, ma conviction est que les entreprises sont aujourd’hui les sièges véritables du pouvoir, non pas du pouvoir de l’ego (bien que celui-ci y soit très bien représenté, malheureusement) mais du pouvoir de réaliser. Les entreprises ont développé des moyens raffinés pour obtenir de grands résultats avec la meilleure efficience.
Pourtant le sens fait défaut au profit de décisions (au moins en apparence) absurdes, incohérentes, court-termistes, égoïstes et compétitives (et donc non coopératives). L’impact sur la société civile est parfois difficilement lisible quand l’impact écologique, sanitaire, humain ou économique n’est tout simplement pas négatif ou tout du moins purement prédateur. Ce besoin de sens, longtemps discuté mais aussi souvent refoulé par les dirigeants, émerge par de nouvelles formes sociales : les « benefit corp » ou les sociétés à mission.
Le sens recouvre quatre aspects : la cause initiale et intentionnelle comme justification, une idée et sa représentation symbolique comme signification, une soustraction au chaos et à l’arbitraire comme manifestation de l’ordre et une orientation, voire un but comme finalité. La manifestation du sens procède d’une conscientisation. Ce qui est absurde, incohérent, fruit du hasard ou inconscient n’a pas de sens.
Un leader doit s’attacher à comprendre chacun de ses collaborateurs, non pas comme une masse à la motivation obscure et à tout le moins identique, mais à respecter les besoins, les leviers de motivation et les émotions individuelles comme un fait, une manifestation légitime. En écrivant cela, je ne méconnais pas la difficulté de l’entreprise. Non seulement il faut beaucoup des compétences, mais il faut porter sur l’homme un regard bien différent de celui qu’on enseigne dans les écoles de management. Ce regard se fonde sur la confiance. J’y reviendrai. Un leader doit aider à faire émerger du sens pour chacun et à se comporter comme un jardinier patient et dévoué non pas à la culture (les hommes ne sont pas des plantes qu’on cultive) mais à l’environnement, c’est-à-dire le contexte, le terrain d’exercice. Le travail de chacun doit répondre à quatre impératifs qui sont :
- une utilité organisationnelle et sociale : chaque collaborateur ressent que son travail est utile ;
- une intention claire : chaque collaborateur sait qu’il participe à un projet et à une aventure collective ;
- l’expression d’une valeur ou d’une inclination : chaque collaborateur a la possibilité de suivre une vocation, une tradition et d’être soi-même avec une cohérence entre ses propres valeurs et celles de son organisation ;
- une valorisation : cette valorisation concerne les trois premiers impératifs mais également son action. Chaque salarié est capable de valoriser par lui-même son impact et il reçoit des feedbacks et reconnaissance qui viennent renforcer cette valorisation.
III. La confiance et la bienveillance comme leviers de création du sens et de l’engagement
En tant que leader, on peut aider à créer du sens, on peut créer un environnement propice à l’engagement. Mais cette entreprise reste fragile tant que l’on ne réussit pas le tour de force de créer un leadership basé sur la confiance et la bienveillance.
On parle beaucoup de la confiance en entreprise. Beaucoup de personnes avec qui je discute confondent créer la confiance avec la fiabilité. La fiabilité c’est essentiellement avoir un comportement prévisible qui rassure. Un leader qui veut créer la confiance va aller à l’encontre de ce principe de fiabilité car il va changer lui-même, innover, expérimenter, se mettre en danger. En somme, il sera en partie imprévisible et parfois illisible à lui-même dans le cheminement qu’il emprunte. Pendant longtemps j’en ai cherché une définition adaptée au leadership et du travail en équipe. Voici un proposition de Patrick Lencioni : «Dans le cadre de la constitution d’une équipe, la confiance correspond à la certitude qu’éprouve chacun de ses membres de pouvoir se fier aux intentions de ses pairs et à sa conviction de n’avoir aucune raison de s’en protéger. En substance, les membres d’une même équipe ne doivent pas craindre de se montrer vulnérables aux yeux des autres. »
Lorsque l’on comprend que la vulnérabilité est sous-jacente, on mesure mieux la difficulté réelle de l’entreprise. Qui a envie de montrer sa vulnérabilité ? A fortiori dans son entreprise ? Notre égo et nos précieux mécanismes de défense nous interdisent de nous mettre à nu. Et la somme d’expériences passées pas toujours agréables lorsque notre vulnérabilité a été utilisée contre nous par un ami, un collègue ou un manager nous a enseigné à nous « durcir le cuir ». Voilà pourquoi Frédéric Laloux [5] insiste sur la nécessité d’être soi au travail mais l’authenticité ne suffit pas en réalité. Il faut travailler sur sa propre vulnérabilité avant d’exiger des autres qu’ils se mettent à nu. Saviez vous que les personnes se méfient des collègues qui cherchent à montrer qu’ils sont des super-héros ? Les super héros d’Hollywood montrent leur vulnérabilité, c’est la condition même à leur acceptabilité dans la société.